La culture banyamulenge, autrefois riche et vibrante, fait aujourd'hui face à une crise identitaire en raison de l'érosion de ses pratiques ancestrales. Nos aînés nous racontaient que cette culture possédait une richesse inestimable. Chaque geste, chaque rituel portait une signification profonde et une histoire. La poésie, rythmée et entrelacée d'allitérations, transmettait des messages profonds tout en restant fluide et harmonieuse. Ces poèmes décrivaient souvent des événements historiques ou des épopées marquantes. Les chansons et les danses, quant à elles, étaient organisées selon des thèmes précis, chaque famille ayant ses propres compositions pour célébrer l'amour, la guerre, la vache, les exploits ou la nature. Les expressions artistiques de cette époque n'avaient rien à envier aux modèles culturels occidentaux que l'on admire aujourd'hui.
Les veillées au clair de la lune ou autour de la lueur du feu étaient des moments sacrés. Les adultes, entourés des plus jeunes, partageaient des contes porteurs de leçons morales. Les enfants y apprenaient l'histoire, la généalogie, l’éloquence, les devinettes et les sciences naturelles – ils savaient reconnaître les plantes, les animaux et les caractéristiques de la nature environnante –. C'était une véritable école en plein air, où la transmission orale du savoir régnait en maître.
Cependant, tout cela a changé avec l'avènement du christianisme, en particulier sous sa forme protestante (pentecôtiste et méthodiste). Sous le prétexte que ces pratiques étaient "païennes", les traditions ont été brutalement effacées. Les gestes, les chants et les rituels ont été bannis, relégués à de simples souvenirs jugés non conformes à la nouvelle foi.
Aujourd'hui, une prise de conscience émerge, timide certes, mais réelle. Comme tant d'autres communautés à travers le monde, les Banyamulenge souhaitent redécouvrir leur culture, la réhabiliter et lui redonner vie. Mais par où commencer ? Même si cette prise de conscience progresse, le chemin vers la réhabilitation de notre culture est semé d'embûches.
Le premier obstacle reste la religion protestante, en particulier dans ses branches pentecôtiste et méthodiste, qui continue de considérer ces pratiques comme "païennes" alors qu'elles ne méritent aucun reproche. Ces églises ne sont pas prêtes à relâcher leur emprise et voient dans les manifestations culturelles une concurrence à la chorale, qui constitue l'un des principaux attraits pour les jeunes dans ces milieux.
Ensuite, après près d'un siècle d'abandon, ceux qui ont réellement vécu cette culture ancestrale ont presque tous disparu. Les rares témoins encore en vie n'ont que des souvenirs flous et préfèrent souvent garder le silence, de peur d'être qualifiés de "païens",( guhanguka ) surtout lorsqu'ils occupent des fonctions dans les églises.
Malgré cela, quelques jeunes tentent désespérément de ressusciter cette culture, mais leurs efforts manquent parfois de direction. Sur les scènes de représentation, on voit des femmes vêtues de pagnes (gukenyera urupande (impande au pluriel) et de foulards ( ibitamabara), portant des barattes( igisabo pluriel ibisabo) et des de vase de lait (inkongoro), et des hommes en longs manteaux( ikoti, pluriel amakoti), chapeaux fédora( isapu), avec des bâtons à la main( inkoni), rappelant le mode de vie du Haut-Plateau actuel. Pourtant, cela ne reflète en rien l'habillement d'autrefois. Il s'agit plutôt d'une adaptation moderne à la haute altitude. Le défilé ressemble davantage à une simple exposition qu'à une véritable démonstration culturelle.
Les mêmes chansons sont sans cesse répétées, sans la moindre variation, tandis que les danses, dépourvues de rythme constant, sombrent souvent dans la confusion (gusoboganya). La notion de chorégraphie y est très rudimentaire, et le sérieux nécessaire pour captiver le public fait souvent défaut. En quelques minutes, tout est expédié. Les troupes culturelles peinent à maintenir un spectacle de 30 minutes lors d'une soirée, alors que lorsqu'il s'agit de chants religieux, elles peuvent se produire pendant plusieurs heures d'affilée. Pour combler ce vide, on se tourne vers des prédications, des prières et des chants de louange, transformant ainsi la soirée en une célébration religieuse ordinaire. Cet amalgame prive l'événement de sa véritable essence, le rendant similaire à un culte habituel.
Les seuls objets qui rappellent la tradition sont la baratte (igisabo), le inkongoro et le bâton (inkoni), mais ils ne sont pas utilisés dans des démonstrations artistiques authentiques. On a l'impression que l'objectif est davantage de se faire photographier que de raviver un patrimoine culturel et artistique.
Cette situation, bien que fréquemment source de débats, n'aboutit à aucune amélioration tangible. Ces discussions tournent souvent à vide, incapables d'apporter un consensus ou des solutions concrètes pour enrichir et moderniser les pratiques culturelles. La jeunesse banyamulenge, profane en matière de culture traditionnelle et trop souvent fermée aux nouvelles inspirations, souffre d'un cruel manque de créativité. Mais pire encore, elle est enchaînée par un complexe du « qu'en-dira-t-on ». Ce sentiment, qui l'empêche d'explorer et de s'inspirer des pratiques artistiques de ses voisins et frères des autres régions, l'emprisonne dans une stagnation culturelle.
Par crainte d'être perçus comme des étrangers, les jeunes hésitent à s'inspirer des tambours acrobatiques du Burundi, connus sous le nom Ingoma z’Uburundi, ou encore de la finesse et de l'élégance des danses Intore du Rwanda. Ils refusent aussi d'apprendre les techniques sophistiquées de maniement du bâton, appelées Kunyabanwa, du Nord-Kivu, de peur d'être jugés. Ainsi, un patrimoine culturel riche, qui pourrait être ravivé et réinventé avec créativité, reste figé dans une forme moribonde, entretenue par l'ignorance et la peur du regard extérieur.
Il faut réanimer coûte que coûte cette culture banyamulenge
Pour réanimer cette culture, il est indispensable de commencer par une prise de conscience collective. C'est une condition sine qua non. La préservation et la réhabilitation de notre patrimoine culturel ne doivent pas être l'affaire de quelques individus marginalisés ou perçus comme "païens" ou "semi-païens." C'est une responsabilité qui incombe à chaque membre de notre communauté. L'avenir de la culture banyamulenge concerne autant les croyants fervents que ceux qui n'adhèrent pas aux mêmes convictions religieuses. Si nous voulons redonner vie à cette richesse culturelle, il est capital d'unir nos forces et de surmonter les divisions qui affaiblissent notre identité collective.
Les pasteurs, en tant qu'autorités morales et spirituelles de notre communauté, doivent jouer un rôle central dans cette démarche. Ils ont le pouvoir d'influencer les mentalités et d'encourager la tolérance culturelle au sein de la foi. Plutôt que de voir nos traditions comme une menace pour la religion, ils devraient les percevoir comme une fondation, un héritage précieux qui mérite d'être préservé. Ces coutumes, bien qu'elles aient des racines préchrétiennes, ne sont pas en opposition directe avec la foi chrétienne. Elles représentent plutôt une richesse culturelle qui, bien intégrée, peut coexister harmonieusement avec les valeurs religieuses.
1. Récupérer les récits et savoirs des anciens
Les quelques anciens qui détiennent encore des fragments de notre culture doivent être encouragés à transmettre ces connaissances. Il est essentiel de créer des espaces où la parole des aînés est valorisée, loin des jugements religieux. Des enregistrements, des livres et des archives peuvent être créés pour sauvegarder ces trésors avant qu’ils ne disparaissent définitivement.
L'importance de la culture ne se mesure pas seulement à ses manifestations extérieures, telles que les vêtements traditionnels, les chants ou les danses, mais à sa capacité à transmettre des valeurs, à raconter notre histoire et à forger un lien entre les générations. Elle est le miroir de notre identité collective. Sans elle, nous risquons de devenir une communauté déracinée, errante dans une quête d'identité que nous ne pourrons jamais pleinement retrouver.
La jeunesse banyamulenge doit être éduquée à la valeur de notre culture. Des programmes éducatifs ou des ateliers pourraient être mis en place pour leur enseigner l’histoire, les traditions, et l’importance de l'identité culturelle. Le patrimoine doit être vu comme un atout qui peut coexister avec les influences modernes
2. Favoriser la créativité tout en respectant l’authenticité
Pour redonner vie à la culture banyamulenge, il convient d'encourager l'innovation tout en respectant l'essence de nos traditions. L'art, sous toutes ses formes, doit évoluer et s’adapter aux nouvelles générations, tout en restant fidèle à l'âme de notre histoire. C'est en trouvant cet équilibre que nous pourrons véritablement revitaliser notre culture, non pas en la ressuscitant comme une relique figée, mais en la faisant vibrer à nouveau dans le monde moderne.
La culture banyamulenge ne peut plus être considérée comme une simple nostalgie du passé. Elle doit redevenir vivante, vibrante, pertinente. Nous avons le devoir de la protéger, non seulement pour honorer nos ancêtres, mais aussi pour offrir aux générations futures un héritage dont elles pourront être fières. Réanimer cette culture coûte que coûte, c'est redonner vie à ce qui fait de nous un peuple unique et résilient. Il en va de notre survie identitaire.
La culture est dynamique, évolutive et en perpétuelle transformation. Ce que nous observons sur scène aujourd'hui – des femmes portant des foulards avec des calebasses ou des hommes en manteaux tenant des bâtons – n'est qu'une représentation figée d'une époque donnée. Toutefois, ces objets traditionnels peuvent être utilisés pour créer des danses qui synchronisent parfaitement l'agilité du corps avec l'expression artistique. Une représentation artistique doit se caractériser par l'expression du corps, avec des rythmes vivants qui captivent et donnent du relief au spectacle. L'exemple des arts martiaux chinois, transformés en danses spectaculaires, illustre bien cette idée. Grâce à une maîtrise exceptionnelle du mouvement, ils sont capables de captiver le monde avec leur grâce et leur technicité.
De la même manière, le folklore des Intore du Rwanda, avec des outils simples, a réussi à se hisser sur la scène internationale. Les tambours du Burundi, quant à eux, ont résonné aux quatre coins du globe, prouvant que l’art traditionnel peut transcender les frontières.
Il est cependant necessaire de comprendre que l’art, comme toute forme d’expression, doit évoluer. Les exemples cités comme modèles n'ont pas toujours été figés dans le temps. Ils ont évolué au fil des générations, s'enrichissant constamment de nouvelles influences et innovations. Il est primordial d'incorporer des éléments modernes pour que cette culture continue de parler aux jeunes d’aujourd'hui.
Les jeunes artistes, en particulier, devraient être encouragés à composer de nouvelles chansons, à inventer de nouvelles danses, tout en respectant l'esprit et les valeurs de leurs ancêtres. Leur créativité, loin d'être en opposition avec la tradition, en devient une extension naturelle. En effet, toute nouvelle création s'inscrit d’office dans le patrimoine culturel de la communauté, renforçant ainsi la vitalité de cette culture et assurant sa pérennité pour les générations futures.
Il est essentiel de comprendre que préserver l'originalité ne signifie pas fermer la porte à toute innovation. L'esprit humain est avide de nouveauté, et même les meilleures choses peuvent devenir monotones lorsqu'elles sont répétées à l'infini. Cette culture, qui cherche à renaître, manque cruellement de créativité.
3. Redonner vie aux arts perdus
Les arts anciens tels que la poésie rimée, les chants traditionnels classés par thème, ainsi que les instruments de musique comme les tambours (ingoma), la harpe (agashamba), la cithare (inanga), la flûte (umwirongi) et le likembi (ikimbi) doivent être remis au centre des représentations. Les jeunes artistes doivent être formés à maîtriser ces arts, non pas pour les reproduire à l'identique, mais pour les adapter à notre époque tout en préservant leur essence.
4. Créer des événements culturels réguliers
Les Banyamulenge doivent organiser des festivals culturels où la musique, la danse, les contes et les poèmes traditionnels peuvent être partagés avec fierté. Ces événements seraient une opportunité de réapprendre nos traditions tout en leur donnant une place dans le monde moderne. De plus, la participation de la diaspora serait un atout pour enrichir ces événements en apportant des perspectives nouvelles.
5. Collaborer avec les artistes et historiens
Afin de revigorer la culture banyamulenge, il est indispensable de s’appuyer sur des historiens et des artistes talentueux qui peuvent documenter, recréer, et présenter nos traditions sous des formes accessibles et intéressantes pour un public contemporain.
En résumé, la renaissance de notre culture banyamulenge doit se faire avec intelligence et créativité. Nous devons la revitaliser sans la fossiliser, en favorisant une approche dynamique qui puisse s’adapter aux défis du présent tout en honorant le passé. La culture est un miroir de notre identité, et elle mérite d’être redécouverte, préservée et partagée avec fierté.
Le 29 septembre 2024
Paul Kabudogo Rugaba
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