« Igisirimba » est une danse devenue emblématique, voire une idole, pratiquée dans certaines églises des Banyamulenge. Le mot « igisirimba » dérive du terme « eselemba » en Kibembe. Par déformation linguistique, les Banyamulenge ont adopté le terme « igisirimba ». Bien que la signification exacte du mot reste floue, il est évident qu'il s'agit d'une danse pratiquée lors de fêtes culturelles telles que les récoltes, les pêches abondantes, ou encore le retour des enfants après l'initiation ou la circoncision. Les Babembe, en chantant « nasakilwa nasakilwa na… » et en citant le nom de l'événement, expriment leur joie, comme par exemple « Nasakilwa nangeke » signifiant « je suis très satisfait des poissons ». Selon la terminologie chrétienne, le igisirimba est une danse d’origine païenne babembe.
L'introduction de cette danse chez les Banyamulenge reste incertaine. Elle est probablement due aux interactions culturelles et religieuses, notamment avec l’Église Méthodiste et la CLPA, partagées avec les Babembe. Il est possible que les Banyamulenge aient adopté cette danse vers 1985 lors des réveils (« ububyuke »), qui, bien que bénéfiques pour la spiritualité, peuvent parfois devenir des portes d'entrée pour des hérésies par excès de zèle. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir.
Comment cette danse a-t-elle trouvé sa place dans la religion alors qu'au départ, les danses étaient généralement proscrites dans les communautés pentecôtistes et méthodistes ? Cela peut s'expliquer par l'influence du courant de pensée catholique appelé inculturation.
L’inculturation est une méthode missionnaire d'évangélisation qui cherche à intégrer les mœurs, mentalités et traditions des peuples évangélisés, rendant ainsi le message chrétien plus intelligible et pertinent pour eux. Cette approche a permis la réintroduction de certaines pratiques anciennes dans les églises en Afrique, notamment dans les pays convertis au christianisme lors de la colonisation. Après avoir constaté l’échec du christianisme imposé, la philosophie derrière l'inculturation a émergé, affirmant qu’une évangélisation efficace doit s’ancrer dans la culture locale. Cette philosophie dépasse même le cadre religieux pour influencer également la politique de développement social, un processus souvent appelé acculturation
Une fois au Rwanda, les Banyamulenge ont adopté cette danse comme faisant partie de leur culture, avec une légère modification : l’aspect sensuel, qui consiste à bouger le bassin et les hanches, communément appelé « manyonga », n’y est plus présent. Ce genre de mouvement n’est pas apprécié dans la culture des Banyamulenge, qui le considèrent comme obscène ou provocateur (ubweruzi).
Que l’Igisirimba soit importé d’une autre culture importe peu. Point n’est besoins de l’abandonner après plus de 40 ans d’appropriation. Celle-ci illustre parfaitement la dynamique de l'évolution culturelle. Nos cultures, qu'elles soient traditionnelles ou modernes, sont inévitablement marquées par leurs origines tout en étant influencées par les environnements dans lesquels nous vivons et des cultures que nous côtoyons . Il est important de reconnaître que les cultures s'inspirent et se transforment mutuellement; une culture pure n'existe pas.
Ce qui est inquiétant, et menaçant, c'est que cette danse semble faire obstruction à d'autres danses culturelles auxquelles elle s’est substituée, notamment la danse traditionnelle des Banyamulenge et celles des groupes auxquels les Banyamulenge sont culturellement apparentés. Par exemple, l’Intore du Rwanda, le tambour du Burundi, et le Gishakamba des Banyankore et Bahima. Quel que soit les circonstances, vos racines restent vos racines et rien ne peut effacer ce caractère social. Vouloir les couper, ne manque pas de conséquences.
Certains pasteurs considèrent les danses traditionnelles des Banyamulenge comme païennes, probablement en raison d'un fanatisme excessif et d'une ignorance alimentée par un charisme mal orienté. Nous sommes témoins de campagnes anti-hayahaya qui se déroulent en coulisses chaque fois qu'une troupe culturelle veut se former. Les jeunes de la troupe Isoko n’ont jamais reçu ni encouragement moral ni soutien matériel de la part de nos leaders d’opinion, qui sont les pasteurs. C’est pourquoi ils souffrent toujours d’un marasme inspirationnel et ne grandissent pas.
Quand il s’agit de Igisirimba, on assiste à un engouement des danseurs encourages par des hochement de la tête par responsable des églises, mais quand il s’agit de la tradition banyamulenge, l'engouement se limite aux spectateurs et non aux acteurs, démontrant ainsi que les gens l'aiment bien et en sont nostalgiques, mais qu'une main occulte les empêche de s'engager pleinement.
L'argument selon lequel les pratiques culturelles doivent être rejetées parce qu'elles ne sont pas mentionnées dans la Bible est souvent avancé par ceux qui ignorent que la Bible elle-même est le produit d'une histoire et d'une culture spécifiques, en l'occurrence celle des Juifs. La Bible est imprégnée de traditions, de coutumes et de pratiques juives. Par conséquent, rejeter une pratique culturelle simplement parce qu'elle n'est pas mentionnée dans la Bible n'est pas justifiable. Chaque culture a ses valeurs propres, et il est essentiel de les reconnaître et de les respecter. Toutefois, il est légitime de remettre en question certaines pratiques culturelles en utilisant des critères rationnels ou scientifiques, notamment en évaluant leurs aspects négatifs à rejeter.
Cependant, la mise en pratique de l'inculturation, si elle n’est pas bien encadrée, peut avoir des conséquences néfastes. Un exemple frappant de ce phénomène est ce qui s’est passé en République démocratique du Congo à l'époque de Mobutu, avec le mouvement de retour à l'authenticité. Mobutu a dû réajuster sa politique en revenant sur un recours à la culture locale plutôt qu’un retour pur et simple, après avoir observé des effets rétrogrades notoires. Dans certaines églises catholiques, certains officiants portaient des peaux de bêtes, et les acolytes avaient des lances en bois. Je n’en disconviens pas que c’est africain, mais quelle valeur spirituelle cela apporte-t-il? Cela donnait l’impression d’assister à une cérémonie d’initiation aux Maimai. Il est essentiel de trier les valeurs positives et de les renforcer, plutôt que de tout ramener. Autrement, on risque de se retrouver avec un syncrétisme de l’animisme et du christianisme.
Après un séjour de 30 ans dans différents pays d'accueil, il est rare de voir une troupe culturelle banyamulenge pratiquer les danses de ces pays qui les ont accueillis en refuge. Néanmoins, il est possible de trouver quelques individus isolés s’intégrer dans les troupes des autochtones. Cette situation soulève des questions importantes. Est-ce par manque d’intérêt? Ne trouvent-ils pas ces danses belles? Cela semble peu probable, car les Banyamulenge invitent régulièrement les troupes « Intore » à leurs cérémonies de mariage. La cohabitation, surtout au Rwanda, a été immersive au point de pouvoir parler d’une intégration totale, voire d’une fusion.
Nous partageons fièrement les danses des pays occidentaux qui nous accueillent, mais nous sommes réticents quand il s’agit de celles des pays avec lesquels nous partageons des racines communes. Nous exportons partout l’Igisirimba tout en rejetant notre danse traditionnelle, le Hayahaya, ainsi que d'autres déjà perdues. C’est une faille ! Malheureusement, critiquer cette situation revient à ouvrir la boite de pandore. N'est-ce pas là une forme d'aliénation culturelle?
Serait-ce le résultat d’un complexe que les Congolais ont créé chez les Banyamulenge en les accusant de manière péjorative d’être des Rwandais ? Si tel est le cas, cela représente un échec, car leurs ennemis auraient alors gagné. Il est crucial de s’affirmer quelles que soient les circonstances. Les Banyamulenge doivent se libérer de tous ces préjugés et être fiers de leurs racines.
La fierté culturelle est essentielle pour la préservation de l'identité. Les Banyamulenge, en adoptant et en valorisant leurs danses traditionnelles, peuvent renforcer leur identité collective et montrer au monde la richesse de leur patrimoine. L’abandon des danses traditionnelles au profit de celles importées ou des pratiques occidentales peut conduire à une perte d'identité culturelle et à un sentiment de déracinement.
Il est possible de s'intégrer dans une nouvelle culture sans pour autant renoncer à ses propres traditions. Les Banyamulenge peuvent apprendre et apprécier les danses des pays d'accueil tout en maintenant vivantes leurs propres pratiques culturelles. Cette dualité enrichit leur expérience et montre une véritable intégration culturelle où le respect et la préservation des racines sont valorisés.
Un autre constat : cela fait maintenant plus de 30 ans que cette danse Igisirimba est pratiquée sans aucun changement notable, ce qui dénote un manque de créativité pour corriger certaines imperfections. La danse est souvent perçue comme moins élégante et désordonnée et monotone. Cependant, elle n'en reste pas moins spectaculaire. Une synchronisation des pas et des mouvements des danseurs pourrait la rendre idéale. Malheureusement, cela ne semble pas être la préoccupation de ceux qui la pratiquent actuellement qui ont tendance à exceller dans le désordre.
Il va de soi que l’on peut facilement discuter de la valeur spirituelle de l'Igisirimba ; néanmoins, il est important de reconnaître certains bienfaits de cette danse. Elle mobilise une grande énergie, ce qui permet de brûler un nombre significatif de calories. Dans un monde où le mode de vie citadin favorise l'obésité croissante, les effets bénéfiques sur la santé sont évidents. Même en l'absence d'études scientifiques spécifiques, on peut deviner ces bienfaits en observant la transpiration qui accompagne les performances. C’est une occasion unique pour les femmes banyamulenge vivant en ville, qui généralement ne pratiquent pas de sport, de dégourdir leurs muscles.
En fin de compte, Il est crucial de ne pas rejeter aveuglément les pratiques culturelles sous prétexte qu’elles ne sont pas mentionnées dans la Bible. Une approche basée sur l’inculturation permet de réintroduire et de valoriser des pratiques culturelles enrichissantes, tout en veillant à les adapter de manière critique et constructive. En renforçant les valeurs positives et en encourageant des pratiques culturelles bénéfiques, nous pouvons favoriser une évangélisation et un développement social plus harmonieux et adaptés aux réalités locales.
Jeunesse banyamulenge, debout! En avant, marchez vers la quête de votre identité. Ne laissez pas votre culture s’éclipser et flétrir, car ce serait trahir vos ancêtres. Il y va de votre image et de votre avenir.
Le 30 mai 2024
Paul Kabudogo Rugaba
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