Après la mort de l’honorable Gisaro Muhoza Frédéric en 1980, il est souvent dit que les Banyamulenge sont restés sans représentation politique. Cette affirmation n’est pas fausse, car au niveau national, un vide significatif s’est effectivement installé. Cependant, sur les plans provincial des représentants sont apparus sporadiquement, bien que insuffisant et de plus en plus rares avec le temps.
Parmi ces figures se distingue l’honorable Dugu wa Mulenge, une personnalité méconnue au sein de la communauté Banyamulenge mais respectée dans les cercles politiques. Son parcours reflète la représentation la plus durable des Banyamulenge dans les instances de pouvoir. Son influence, particulièrement marquante dans les années 1990, a laissé une empreinte durable sur la communauté: Dugu wa Mulenge, sans avoir occuper les poste de prise de décision, détient le record imbatable parmi les leaders Banyamulenge pour avoir engagé le plus grand nombre de personnes et leur avoir ouvert la voie dans l’administration publique, que ce soit avant ou après son époque.
Dugu wa Mulenge a commencé sa carrière politique en 1964, dans le parti de Patrice Lumumba, le MNC. Alors qu'il n'avait que la quatrième année primaire, il occupait déjà un poste de secrétaire du parti dans le secteur des Nganji, sous la présidence de M. Byicaza et son adjoint Ngerenge. Après la montée au pouvoir de Mobutu et la dissolution du MNC, Dugu a décidé de poursuivre ses études primaires, secondaires, et supérieures. Il s'installa ensuite à Bukavu, rejoignant la petite communauté Banyamulenge qui venait de s’y installer. À cette époque, les familles Banyamulenge présentes à Bukavu étaient peu nombreuses : Gaturuturu, Rugama, Rushambara, Mutambo, Musafiri et Dugu. Côté militaire, les familles de Kanyaruhuru, Kadiga, Kanyarugago, Chaziga, et Rutiriza Bigege faisaient partie des rares figures militaires issues de cette communauté.
En 1982, Dugu présenta sa candidature au poste de conseiller urbain à Bukavu. Dans un contexte où les votes se basaient essentiellement sur des critères tribaux, l’issue était prévisiblement défavorable, et cela se confirma. Sa communauté, dont les membres se comptaient sur les doigts d’une main, ne pouvait pas garantir le succès d’une candidature par voie électorale.
Toutefois, son militantisme au sein du parti MPR (Mouvement Populaire de la Révolution) lui fut reconnu et constitua un atout pour ses ambitions futures. Peu après, avec la création des assemblées régionales sur décision de Mobutu, le gouverneur Mwando Simba nomma Mudakikwa, un Munyarwanda, à l’assemblée régionale du Grand Kivu. Cependant, Mudakikwa décéda trois mois plus tard, et grâce à son engagement pour le MPR, Dugu fut choisi pour le remplacer. Ce mandat marqua un tournant décisif dans la représentation des Banyamulenge au sein des instances régionales. En 1987, lorsque le Grand Kivu fut divisé en trois provinces distinctes — le Nord-Kivu, le Sud-Kivu, et le Maniema — Dugu fut reconduit à son poste, mais cette fois uniquement pour la nouvelle province du Sud-Kivu. Il conserva ce poste jusqu'en 1994.
La montée de la haine anti-Tutsi, qui se propagea au Zaïre à partir de 1994 avec l'arrivée massive de réfugiés hutu rwandais, trouva un terrain favorable auprès des Zaïrois et mit en péril la sécurité de Dugu et de sa petite communauté. Face à la menace de mort, ils furent contraints de s'exiler au Rwanda. Malgré une tentative de retour en 1995, l'administration provinciale du Sud-Kivu déclara Dugu persona non grata sous prétexte qu'il avait séjourné au Rwanda.
En 1996, lors de la formation de l'Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), une coalition regroupant divers groupes opposés au régime de Mobutu et dirigée par Laurent-Désiré Kabila, Dugu wa Mulenge joua un rôle stratégique. Il siégea au sein de la commission d’administration, une position qui lui permit d’influencer de nombreuses nominations administratives entre 1996 et 1997. Durant cette période, il œuvra à placer des Banyamulenge ainsi que des Tutsi du Nord-Kivu, longtemps victimes de privation systémique, dans des postes de responsabilité.
Pour lui, "c’était maintenant ou jamais" : l’occasion d’insérer cette communauté marginalisée dans le circuit administratif. Conscient des risques, il prit cette décision et accepta toutes les conséquences qui en découleraient.
À titre d'histoire, rappelons que l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), parfois appelée Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre, était une coalition de dissidents opposés à Mobutu Sese Seko et de groupes ethniques minoritaires congolais, menée par Laurent-Désiré Kabila.
Laurent-Désiré Kabila, ancien rebelle maoïste, qui après avoir dirigé le maquis d'Hewa Bora à Fizi, avait passé la décennie précédente à vendre de l'or en Tanzanie, réapparut comme porte-parole de l'AFDL et leader de son ancien groupe, le Parti de la révolution du peuple (PRP). L'AFDL regroupait également le Conseil national de la résistance pour la démocratie (CNRD) dirigé par André Kissasse Ngandu, le Mouvement révolutionnaire pour la libération du Zaïre dirigé par Anselme Masusu Nindaga, et l'Alliance démocratique des Peuples de Déogratias Bugera, avec la participation de Dugu wa Mulenge et de Mututsi Rubibi.
L’impact des initiatives de Dugu, qui avait intégré des Tutsi dans le circuit administratif, avait néanmoins suscité l’hostilité d’autres communautés, qui percevaient ces nominations comme un avantage disproportionné. Au sein de l’AFDL, certains, comme Laurent-Désiré Kabila, voyaient en Dugu un allié puissant, mais également un potentiel concurrent. Cette méfiance aboutit à son arrestation, orchestrée par Laurent-Désiré Kabila, qui donna l’ordre à Masasu Nindaga de l’exécuter.
Cependant, lors de la prise de Kinshasa par l’AFDL en 1997, Kabila le rappela et le chargea de présider la Commission paix et réconciliation concorde, dans le but d’apaiser les tensions et les affrontements ethniques entre les Babembe et les Banyamulenge. Pour atteindre les zones habitées par les Wabembe, qui ne toléraient plus la présence d’un membre de la communauté Banyamulenge sur leur territoire, Dugu s’appuya sur Sekatende pour mener ses efforts de médiation.
Il est intrigant de constater que malgré son parcours politique impressionnant et sa contribution directe à l’emploi de nombreux Banyamulenge et autres Tutsis dans les administrations, Dugu reste une figure peu mentionnée dans la communauté. Plusieurs raisons expliquent cette relative omission.
D'abord, Dugu wa Mulenge a toujours vécu à l’extérieur de la sphère traditionnelle des Banyamulenge. Il a vécu principalement à Bukavu, loin des regards de sa communauté d'origine.
De plus, son style réservé et sa discrétion ont souvent été perçus comme un manque de visibilité. Contrairement à d'autres figures publiques, il n’était pas du genre à s’exprimer lors de grands rassemblements ni à s’investir dans les activités pastorales, un trait particulièrement valorisé dans la culture Banyamulenge.
Enfin, son absence de rhétorique flamboyante et son approche pragmatique de la politique, privilégiant l’action aux discours en français sophistiqué, le différenciaient de nombreux politiciens qui préfèrent séduire leur public par la parole. Pour beaucoup de Congolais, ces qualités de discrétion et de pragmatisme sont paradoxalement devenues des barrières à la reconnaissance de son influence et de son impact, car l’héritage politique se mesure souvent à l’aura publique.
En rétrospective, l’honorable Dugu wa Mulenge incarne un modèle unique d’engagement politique au service de sa communauté durant une période particulièrement troublée pour tous les Congolais. Malgré la discrétion qui a caractérisé son parcours, sa contribution demeure indéniable et inégalable et mérite une reconnaissance significative dans l’histoire politique de sa communauté. Son influence a marqué une avancée importante dans la quête de représentation et de justice pour les Banyamulenge, notamment au sein des instances administratives congolaises.
Son charisme remonte à une époque bien antérieure à l’avènement de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL). Dugu wa Mulenge s’était déjà bien longtemps illustré par ses actions en faveur de sa communauté. Lorsque Gisaro Muhoza Frédéric devint député, Dugu wa Mulenge fut chargé de lui transmettre les doléances des Banyamulenge, qui subissaient de graves discriminations, notamment dans l’accès aux emplois publics. Leur rencontre ne fut pas seulement constructive, mais également déterminante : elle permit de faire progresser concrètement les revendications des Banyamulenge tout en tissant une amitié solide entre les deux hommes.
Grâce à cette rencontre, des progrès concrets furent réalisés, tels que la nomination de Rugama Tabazi au poste d’inspecteur sous-régional de l’éducation et celle de Mutambo Jondwe comme secrétaire académique de l’ISTM à Kinshasa. Ces nominations ne furent pas seulement des victoires symboliques, mais elles contribuèrent également à renforcer la représentation des Banyamulenge dans les institutions éducatives et administratives, ouvrant, à l’époque, la voie à une meilleure inclusion de la communauté dans le tissu institutionnel du pays. Malheureusement, après la mort de Gisaro, tout est revenu à la case de départ et même pire.
Le pragmatisme de Dugu wa Mulenge pourrait servir d’exemple inspirant à de nombreux leaders de la communauté Banyamulenge qui ont occupé des postes importants. Trop souvent, certains parmi eux ont agi comme une plante parasite, fleurissant sur les branches d’un autre arbre mais demeurant sans racines propres, incapables de construire une véritable autonomie ou de poser des bases solides pour la communauté.
Malheureusement, ceux qui ont osé initier des actions en faveur de la communauté sont tombés rapidement dans des pratiques favorisant un cercle restreint de proches, au détriment de l’intérêt général. Cette faiblesse s'est traduite par une gestion marquée par le népotisme, où les décisions semblaient davantage motivées par des intérêts personnels ou familiaux que par une vision collective et durable.
Par contre, d'autres leaders de la communauté Banyamulenge, par peur du "qu'en-dira-t-on", sont restés paralysés, incapables d’agir ou de prendre des décisions courageuses. Cette hésitation les a empêché de saisir les opportunités et de poser des actions qui auraient pu bénéficier à la communauté. Ainsi, cette peur du jugement ou de l'échec a mèné à l'inaction, entraînant une perte irréversible de chances et de potentiel pour résoudre les défis auxquels la communauté est confrontée.
Ces tendances pernicieuses s’observe dans tous les domaines, qu’ils soient gouvernementaux ou non gouvernementaux, laïcs ou religieux, militaires ou civils. Au lieu de bâtir des institutions solides et de s’assurer que les opportunités soient équitablement réparties, beaucoup choisissent la voie de la facilité, ancrant davantage la communauté dans la fragmentation et le favoritisme.
Cette dynamique continue de ronger la communauté Banyamulenge, affaiblissant sa capacité à s’organiser et à relever les défis auxquels elle est confrontée. Le modèle de pragmatisme et de service public incarné par Dugu wa Mulenge rappelle l’importance de privilégier l’intérêt collectif, d’agir avec intégrité, et de bâtir des fondations durables pour les générations futures.
Bien qu’il soit retraité, Dugu reste actif et présent à toutes les négociations et représentations engageant la communauté Banyamulenge.
Le 11 Novembre 2024
Paul Kabudogo Rugaba
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